Suture(s) - Collecte et utilisation de photographies vernaculaires dans la pratique artistique du Vietnam et de sa diaspora
Éléonore Tran Extrait de mémoire de recherche en Histoire de l’Art présenté sous la direction de Michel Poivert, Université Paris 1 Panthéon La Sorbonne 2021 (FR)
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Long distance call, Festival Circulation(s), le 104 Paris (2019) ©Prune Phi
« Nous sommes constitués de souvenirs : la postmémoire
Devinant cette part d'identité aux confins de sa chair, Prune Phi en pousse l'exploration en effectuant un test ADN lors d'un voyage aux États-Unis en 2018. À l'origine de cette démarche se trouve un doute insinué en elle par la méfiance affichée à son égard par sa famille américano-vietnamienne. Bien qu'assurée de son héritage vietnamien, l'artiste n'en porte pas les signes physiques. Ses recherches effrénées sur le corps et en particulier sur les yeux témoignaient déjà de cette conscience aiguë d'une part de soi qui ne se voit pas et qui, pourtant, nous définit grandement. Cette dilution de ce qui permettrait d'attester visuellement de son appartenance à une communauté vietnamienne globale est d'autant plus prononcée que l'artiste fut éduquée en marge d'une culture vietnamienne, passée sous silence. Ces manques ayant engendré sa quête la menèrent à interroger un groupe familial qui ne la reconnaissait pas en tant que paire.
De cette blessure naît une remise en question de sa légitimité à interroger son propre corps et, à travers lui, l'histoire de tout un pays et sa communauté diasporique.
Preuve scientifique de ce qui fonde notre corps même, le test ADN devait confirmer à l'artiste un part de son identité qu'elle connaissait déjà. Aussi les résultats ne la surprirent guère. Au contraire, plutôt que de la conforter dans sa légitimité à enquêter sur le Vietnam, ceux-ci semblent la décevoir. Ce sentiment de déception induit une intuition, le pressentiment que quelque chose d'autre se cache au sein de ce compte-rendu génétique qui ne lui dit pas tout.
En approfondissant son analyse des résultats, Prune Phi découvre un dossier dont l'appellation « This File contains Raw DNA » lui inspirera le nom de l'œuvre qu'elle exposa à la suite de cette expérience. En ouvrant le fichier contenant l'entièreté de son code génétique elle y découvre les secrets d'un corps, que seuls peuvent déchiffrer les généticiens et dont la notion de danger qui lui est rattachée indique la quantité infinie d'informations dont il est porteur. En exposant ce déroulé immense de code que notre œil ne peut pas comprendre, Prune Phi matérialise la structure intraduisible de notre être, imbrication à la fois de notre passé, présent et futur.
« C'était hallucinant de me dire que dans ce fichier .txt que je pouvais défiler à l'infini, se trouvait tout ce que je suis dans mon corps, représenté dans ce code de protéines. [...] c'est illisible, incompréhensible et en même temps ça représente totalement mon identité. C'est comme se mettre à nu mais encore plus, c'est ouvrir les secrets du corps à une audience publique. Il y a quelque chose de très intime et à la fois de secret, de code, de langage qu'on ne peut pas traduire ... Il y a encore la question du langage qui revient dans cette recherche peut-être vaine ... Mais ça fait partie de ce décodage de mon identité. »
Sous la peau se cache un tissu d'identités entremêlées qui nous sont transmises de génération en génération, invisibles à l'œil nu mais conditionnant pourtant nos comportements, nos mouvements dans un contexte spatio-temporel donné. L'expérience de Prune Phi le confirme : tout se transmet et peut se lire dans les gènes.
Cette théorie, au fondement de l'épigénétique corrobore le concept de postmémoire théorisé par Marianne Hirsch, enseignante chercheuse en littérature comparée à l'université Columbia.
De manière relativement schématique, l'étude épigénétique consiste en l'observation de la mutation des gènes due à des facteurs externes et de leur transmission héréditaire par la séquence ADN. Observée au sein de sujets ayant vécu une ou des expériences traumatiques, cette passation muette du traumatisme du parent à l'enfant engendre alors une série de comportements relatifs à un contexte environnemental donné qui, par leur absence de cause immédiate, peuvent sembler inexplicables.
Cette branche de la génétique est ainsi saisie par Marianne Hirsch, dont les travaux autour de la notion de postmémoire se rapprochent. Ce terme qu'elle a elle-même conceptualisé, désigne une mémoire propre aux descendants d'individus dont le poids des histoires douloureuses leur est inconsciemment transmis par le biais d'objets, de gestes et de récits.
« La notion de postmémoire désigne la relation que la « génération d'après » entretient avec le traumatisme personnel, collectif et culturel subi par ceux qui l'ont précédée, avec des expériences dont elle ne « se souvient » que par le biais d'histoires, d'images et de comportements au milieu desquels elle a grandi »
Tout comme le gène porte la marque épigénétique du traumatisme enduré par le corps des ancêtres, la mémoire est marquée d'images et récits qui ne sont pas siens mais qu'elle assimile comme tels. Gènes et mémoire sont ainsi modifiés ensembles par des facteurs extérieurs qui se transmettent d'une génération à une autre et se traduisent en une série de comportements post-traumatiques.»
“We are made of memories: postmemory”
Sensing this fragment of identity embedded deep within her flesh, Prune Phi pursued its exploration by undergoing a DNA test during a trip to the United States in 2018. This gesture stemmed from a doubt, subtly instilled by the distrust shown toward her by her Vietnamese-American relatives. Though confident in her Vietnamese heritage, the artist does not bear its outward signs. Her earlier, obsessive research on the body—particularly the eyes—already reflected an acute awareness of a self that cannot be seen, and yet profoundly defines who one is. This dilution of the visible markers that might affirm her belonging to a global Vietnamese community is all the more pronounced given that she was raised on the periphery of a Vietnamese culture long silenced. These absences fuelled her quest, leading her to confront a family unit that did not recognize her as one of their own.
From this wound emerged a profound questioning of her legitimacy to interrogate her own body and, through it, the history of an entire country and its diasporic community.
The DNA test—scientific proof of what constitutes our very bodies—was meant to validate an identity the artist already knew to be hers. Unsurprisingly, the results confirmed what she expected. Yet rather than affirming her legitimacy to investigate Vietnam, they left her strangely disappointed. This sense of disillusion gave rise to a new intuition: the feeling that something else—unspoken—might be hidden within this genetic report that did not tell the full story.
Delving deeper into her results, Prune Phi discovered a file labeled “This File Contains Raw DNA,” a phrase that would later inspire the title of the work she created in the aftermath of this experience. Upon opening the file, which contained the entirety of her genetic code, she uncovered the secrets of a body that only geneticists could decode—its latent dangers suggesting the infinite volume of information it held. By exhibiting this vast sequence of incomprehensible code, Prune Phi gives form to the untranslatable structure of our being, an entanglement of past, present, and future.
“It was surreal to realize that in this .txt file, which I could scroll through endlessly, was everything I am in my body, represented in this code of proteins. [...] It’s unreadable, incomprehensible, and yet it entirely embodies my identity. It’s like being naked—but even more than that—it’s exposing the secrets of the body to a public audience. There is something deeply intimate and at the same time veiled, coded, a language that cannot be translated... Once again, the question of language resurfaces in this perhaps futile research... But it’s part of this process of decoding my identity.”
Beneath the skin lies a weave of intertwined identities transmitted from generation to generation—imperceptible to the naked eye, yet shaping our behaviors and movements within a given spatio-temporal context. Prune Phi’s experience affirms this: everything is transmitted, and can be read in the genes.
This theory, foundational to the field of epigenetics, echoes the concept of postmemory developed by Marianne Hirsch, professor of comparative literature at Columbia University.
In relatively schematic terms, epigenetic research involves observing how genes mutate due to external factors and how these changes are heritably passed down through the DNA sequence. Notably observed in individuals who have undergone traumatic experiences, this silent transmission of trauma from parent to child can generate behavioral patterns shaped by environmental contexts—behaviors that, in the absence of a clear cause, may appear inexplicable.
This branch of genetics resonates with Marianne Hirsch’s work on postmemory—a term she coined to describe a form of memory specific to the descendants of individuals whose painful histories are unconsciously transmitted to them through objects, gestures, and stories.
“The notion of postmemory refers to the relationship the ‘generation after’ maintains with the personal, collective, and cultural trauma endured by those who came before, with experiences they ‘remember’ only through the stories, images, and behaviors amid which they grew up.”
Just as a gene bears the epigenetic trace of a trauma endured by the ancestors’ body, memory carries images and narratives that do not belong to the self, yet are absorbed as one’s own. Genes and memory are thus simultaneously altered by external forces, passed from one generation to the next, and made manifest in a constellation of post-traumatic behaviors.”